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lundi 8 février 2016

Ils n'ont pas besoin de vous : drôles de besoins (2 sur 3)

Lui : « Qu'est ce que vous comptez faire dans le village ? »
Nous : « Rencontrer les gens, discuter avec eux, essayer de comprendre comment ils vivent. »
Lui : « Je ne suis pas sûr qu'il le sachent eux même, ils se laissent vivre voilà tout. »
Nous : « Les habitants ont-ils été prévenus de notre arrivée ? »
Lui : « Non. Je ne les ai pas prévenu car en fait ils s'en foutent. Vous êtes là, c'est bien, vous n’y êtes pas, c'est bien aussi. Ils n'ont pas besoin de vous. 

Quelques jours plus tard...

Lui : « Alors, vous vous plaisez ? »

Nous : « Tellement bien qu'on pourrait y vivre. Quand on voit les gens, on se dit qu’avec très peu d’argent on peut avoir une vie douce. »
Lui : « C'est vrai pour eux. Mais nous n'avons pas les mêmes besoins... »


Episode 2/3

L'impossible définition

La question des besoins est commune à la philosophie et à l'économie. Pourtant, l'une et l'autre discipline échouent à proposer une définition précise : on confond souvent besoins, désirs, manques, envies, pulsions sans que jamais on n'arrive à tracer des lignes frontières claires entre ces termes.

Les philosophes se perdent dans des antinomies qu'ils ont souvent du mal à justifier concrètement. L’opposition la plus classique est celle faite entre besoins et désirs (le besoin serait naturel et impérieux comme la faim ou la soif, le désir serait culturel et toujours « superflu »). Malheureusement, cette opposition-à-défaut-d’une-définition ne tient pas lorsque l'on réalise que des désirs purement culturels voire même suggérés par la société comme celui d'une voiture ou même d'une marque particulière de chaussure créent chez certains d'entre nous un véritable sentiment de manque, en tout point identique du point de vue de la nécessité à celui ressenti pour des besoins dits « naturels ».

Les économistes, toujours les plus paresseux (ou les plus malins !),  croient s'en sortir en s'en tenant aux notions de préférence ou de choix, faisant mine d’oublier que la demande est un agrégat de besoins ou de désirs d'achats avant d'être un choix.

Même les catégorisations sont d'un piètre secours comme le montre la difficulté de classer certains besoins dans la grille pourtant apparemment simple d’Epicure. Le besoin d'amis est-il naturel et nécessaire ? Et pourtant qui pourrait s'en passer ? Idem de la culture, de la participation à la vie de la société, ... Beaucoup d'autres se sont essayés depuis à établir une classification des besoins, la plus célèbre étant celle de Maslow qui établissait une hiérarchie des besoins en commençant avec les besoins physiologiques, les besoins de sécurité et de protection, les besoins d'appartenance, les besoins d'estime de soi, et, enfin, les besoins d'accomplissement. Encore une fois, toutes échouent à saisir la nature particulière de cette notion qui n'est ni un affect, ni une volonté, ni une sous catégorie du désir, ni un manque mais peut être tout cela à la fois, ou encore un concept changeant de définition en fonction de ce à quoi et de pour qui il s'applique.


Besoins, consommation et développement

Si ni la philosophie, ni l'économie ne nous sont d'aucuns secours, il semble que l'étude des usages récents du mot besoin soit plus riche d'enseignements. Il y apparaît que le besoin, dans son emploi moderne, est à la fois une création de l'économie de consommation et du discours sur le développement.

L'économie de consommation a ainsi mis en avant la notion de besoins pour justifier qu'il existe une demande pour ses productions ou pour susciter cette demande : «  Vous souhaitez plaire aux femmes ?  Vous avez besoin de dents blanches ! Nous avons conçu ultra Bright pour vous. ». Ce qui poussa Ivan Illitch (dans un texte non publié) à nous alerter sur la paradoxale transformation de l'Homo Sapiens, qui survécut aux temps de la pénurie, en homo miserabilis, ou homme des désirs insatisfaits, dans la nouvelle époque d'abondance.

Le discours sur le développement a de même créé un cadre « idéologique » pour imposer un sens particulier à la notion de besoin. Après avoir établi le primat du progrès et la dictature de la croissance il ne manquait plus que d'imposer l'évidence des besoins (de base, primaires ou prioritaires selon les organismes internationaux qui en faisaient la promotion) pour justifier la création et le développement de marchés dont bien sûr la caractéristique principale est qu'ils permettaient d’écouler les produits fabriqués par ceux là même qui théorisaient sur le développement, à savoir les pays riches. L’impérialisme économique des pays occidentaux a nécessité un  « recalibrage » des besoins dans les pays du tiers monde, recalibrage qui eut lieu souvent dès a période de colonisation. C'est d'ailleurs en cela que la culture est une arme aussi puissante sur le terrain économique que ne l’est l'innovation ou la capacité financière. Lorsqu'une nation parvient par le biais de ses productions culturelles à en convaincre une autre que leurs habitants ont des besoins identiques, il y a souvent derrière des arrières-pensées économiques et des stratégies de pénétration et de domination. Que ceux qui douteraient de la collusion objective entre la culture et l'économie se renseignent sur la façon dont la compagnie sud africaine De Beers a réussi avec l'aide d’Hollywood à nous faire croire que « les diamants sont éternels ». Notre voyage nous aura d'ailleurs offert quantité d'exemples de cette colonisation culturelle concomitante à la domination économique. Saigon en est peut être l'exemple le plus fort, et pas seulement au niveau symbolique.


Les besoins et les désirs : deux facettes du manque

Ceci dit, on ne peut nier une certaine hiérarchie des besoins qui démarre bien avec les besoins naturels. Robinson en arrivant sur son île n'a pas commencé par chercher Vendredi pour satisfaire son besoin d'appartenance ou d'estime de soi; il a d'abord cherché à boire et à manger et à se protéger. La pyramide de Maslow est cependant incomplète car elle ne prend pas en compte la dimension fantasmatique de chaque type de besoin. J'ai besoin de manger mais j'ai aussi besoin de fantasmer sur mon repas et ce fantasme peut être aussi important dans ma satisfaction que le besoin « réel » qui le sous tend. Ainsi, un besoin fantasmé, enrobé dans un contexte, devient un désir. Dans le désir ce n'est pas l'objet qui compte mais sa représentation imaginée, ce qu'il symbolise et ce qu'il ramasse en lui comme promesse d'expérience. Plus on « monte » dans la pyramide de Maslow plus la part du fantasme est importante, c'est à dire plus la part de l'expérience espérée est importante, mais cette part fantasmatique est bien présente à tous les niveaux. Pendant notre voyage, nous n'avons jamais eu faim mais certaines « cuisines » nous ont laissé plus "déprimés" que d'autres...

Ainsi  désir et besoin ne sont que les deux facettes d'un même manque, l'un dans sa dimension physiologique, l'autre dans sa dimension imaginaire. Ils activent les forces motrices qui nous sortent du sommeil ou de la contemplation et nous poussent à agir, notamment pour changer notre condition, tout au moins telle que nous la percevons comme insatisfaisante ou limitée.


L'imaginaire collectif des besoins

Or, le fantasme est culturel, c'est à dire que la part et la nature du fantasme que l'on introduit dans chaque besoin est directement liée à une expression sociale collective.
Chaque société construit un "enrobage" fantasmatique autour des besoins qui deviennent alors des désirs socialement licites, ce que l'on pourrait appeler un imaginaire collectif des besoins, pour lesquels une offre de produit ou de service va se développer (par exemple, au besoin de repos, on va associer le fantasme des vacances sur une plage au bout du monde, et des offres de voyages tout compris).

Mais la société va aussi définir, dans une sorte d'accord consensuel, un prix que chacun va devoir payer pour satisfaire un désir particulier. Si ce désir est considéré socialement comme licite, le prix à payer sera exprimé en argent ou en heures de travail. Si il est considéré comme illicite, il se paiera en temps de prison. Mais, dans les deux cas, il y aura bien aliénation de l'individu qui affectera une partie de son temps de vie (parfois très importante, il suffit d'imaginer l'équivalent en temps de travail de l'achat d'une habitation principale) pour le satisfaire.

Il y a donc, avec la satisfaction des besoins, un double mouvement au sein de chaque être humain, un premier qui le définit et le libère par les manques qui le poussent à agir, un autre qui l’aliène dans la poursuite même de la satisfaction des besoins et des désirs nés de ces manques.

L'accord social sur la nature et le prix du fantasme qui transforme un besoin en désir est internalisé par chacun au travers de l'éducation, des médias, des œuvres culturelles et de la publicité et vient implanter dans chaque psyché individuelle des besoins et des désirs de masse. Celui qui dispose donc d'un accès privilégié aux "heures de cerveaux", comme s'en vantait un ancien président d'une grande chaîne de télévision française, a l'opportunité de "manipuler" l'imaginaire collectif des besoins (et donc les préférences d'achat) à son bénéfice ou à celui de ses clients-annonceurs...

Les adeptes de la sobriété heureuse ont-ils alors raison de nous engager à réduire nos besoins et à limiter nos désirs? Cette réduction ira-t-elle vraiment de pair avec une libération? C'est ce que nous essaierons de voir dans le prochain et dernier article de cette série.  




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