Nous : « Rencontrer les gens, discuter avec eux, essayer de comprendre comment ils vivent. »
Lui : « Je ne suis pas sûr qu'il le sachent eux même, ils se laissent vivre voilà tout. »
Nous : « Les habitants ont-ils été prévenus de notre arrivée ? »
Lui : « Non. Je ne les ai pas prévenu car en fait ils s'en foutent. Vous êtes là, c'est bien, vous n’y êtes pas, c'est bien aussi. Ils n'ont pas besoin de vous.
Quelques jours plus tard...
Lui : « Alors, vous vous plaisez ? »
Nous : « Tellement bien qu'on pourrait y vivre. Quand on voit les gens, on se dit qu’avec très peu d’argent on peut avoir une vie douce. »
Lui : « C'est vrai pour eux. Mais nous n'avons pas les mêmes besoins... »
Lui : « C'est vrai pour eux. Mais nous n'avons pas les mêmes besoins... »
Episode 2/3
L'impossible
définition
La question des besoins est commune à la
philosophie et à l'économie. Pourtant, l'une et l'autre discipline échouent à
proposer une définition précise : on confond souvent besoins, désirs,
manques, envies, pulsions sans que jamais on n'arrive à tracer des lignes
frontières claires entre ces termes.
Les philosophes se perdent dans des
antinomies qu'ils ont souvent du mal à justifier concrètement. L’opposition la
plus classique est celle faite entre besoins et désirs (le besoin
serait naturel et impérieux comme la faim ou la soif, le désir serait culturel
et toujours « superflu »). Malheureusement, cette
opposition-à-défaut-d’une-définition ne tient pas lorsque l'on réalise que des
désirs purement culturels voire même suggérés par la société comme celui d'une
voiture ou même d'une marque particulière de chaussure créent chez certains
d'entre nous un véritable sentiment de manque, en tout point identique du point
de vue de la nécessité à celui ressenti
pour des besoins dits « naturels ».
Les économistes, toujours les plus paresseux
(ou les plus malins !), croient s'en
sortir en s'en tenant aux notions de préférence ou de choix, faisant mine
d’oublier que la demande est un agrégat de besoins ou de désirs d'achats avant d'être
un choix.
Même les catégorisations sont d'un piètre
secours comme le montre la difficulté de classer certains besoins
dans la grille pourtant apparemment simple d’Epicure. Le besoin d'amis est-il
naturel et nécessaire ? Et pourtant qui pourrait s'en passer ? Idem
de la culture, de la participation à la vie de la société, ... Beaucoup d'autres
se sont essayés depuis à établir une classification des besoins, la plus
célèbre étant celle de Maslow qui établissait une hiérarchie des besoins en
commençant avec les besoins physiologiques, les besoins de sécurité et de
protection, les besoins d'appartenance, les besoins d'estime de soi, et,
enfin, les besoins d'accomplissement. Encore une fois, toutes échouent à saisir la nature
particulière de cette notion qui n'est ni un affect, ni une volonté, ni une
sous catégorie du désir, ni un manque mais peut être tout cela à la fois, ou
encore un concept changeant de définition en fonction de ce à quoi et de pour
qui il s'applique.
Besoins,
consommation et développement
Si ni la philosophie, ni l'économie ne nous
sont d'aucuns secours, il semble que l'étude des usages récents du mot besoin
soit plus riche d'enseignements. Il y apparaît que le besoin, dans son emploi
moderne, est à la fois une création de l'économie de consommation et du
discours sur le développement.
L'économie de consommation a ainsi mis en
avant la notion de besoins pour justifier qu'il existe une demande pour
ses productions ou pour susciter cette demande : « Vous souhaitez
plaire aux femmes ? Vous avez besoin de dents blanches ! Nous
avons conçu ultra Bright pour vous. ». Ce qui poussa Ivan Illitch (dans un
texte non publié) à nous alerter sur la paradoxale transformation
de l'Homo Sapiens, qui survécut aux temps de la pénurie, en homo miserabilis, ou
homme des désirs insatisfaits, dans la nouvelle époque d'abondance.
Le discours sur le développement a de même
créé un cadre « idéologique » pour imposer un sens particulier à la notion de besoin. Après avoir établi le
primat du progrès et la dictature de la croissance il ne manquait plus que
d'imposer l'évidence des besoins (de base, primaires ou prioritaires selon les
organismes internationaux qui en faisaient la promotion) pour justifier la
création et le développement de marchés dont bien sûr la caractéristique
principale est qu'ils permettaient d’écouler les produits fabriqués par ceux là
même qui théorisaient sur le développement, à savoir les pays riches. L’impérialisme
économique des pays occidentaux a nécessité un « recalibrage » des
besoins dans les pays du tiers monde, recalibrage qui eut lieu souvent dès a période de colonisation. C'est d'ailleurs en cela que la culture est une arme aussi puissante sur le
terrain économique que ne l’est l'innovation ou la capacité financière.
Lorsqu'une nation parvient par le biais de ses productions culturelles à en
convaincre une autre que leurs habitants ont des besoins identiques, il y a
souvent derrière des arrières-pensées économiques et des stratégies de
pénétration et de domination. Que ceux qui douteraient de la collusion objective
entre la culture et l'économie se renseignent sur la façon dont la compagnie
sud africaine De Beers a réussi avec l'aide d’Hollywood à nous faire croire que
« les diamants sont éternels ». Notre voyage nous aura d'ailleurs offert quantité d'exemples de
cette colonisation culturelle concomitante à la domination économique. Saigon
en est peut être l'exemple le plus fort, et pas seulement au niveau symbolique.
Les
besoins et les désirs : deux facettes du manque
Ceci dit, on ne peut nier une certaine hiérarchie des
besoins qui démarre bien avec les besoins naturels. Robinson en arrivant sur
son île n'a pas commencé par chercher Vendredi pour satisfaire son besoin d'appartenance
ou d'estime de soi; il a d'abord cherché à boire et à manger et à se
protéger. La pyramide de Maslow est cependant incomplète car elle ne prend pas
en compte la dimension fantasmatique de chaque type de besoin. J'ai besoin de
manger mais j'ai aussi besoin de fantasmer sur mon repas et ce fantasme peut
être aussi important dans ma satisfaction que le besoin « réel » qui
le sous tend. Ainsi, un besoin fantasmé, enrobé dans un contexte, devient un
désir. Dans le désir ce n'est pas l'objet qui compte mais sa représentation
imaginée, ce qu'il symbolise et ce qu'il ramasse en lui comme promesse
d'expérience. Plus on « monte » dans la pyramide de Maslow plus la part du fantasme est importante, c'est à dire plus la part de l'expérience espérée est importante, mais cette part fantasmatique est bien présente à tous les niveaux. Pendant notre voyage, nous n'avons jamais eu faim mais certaines
« cuisines » nous ont laissé plus "déprimés" que d'autres...
Ainsi
désir et besoin ne sont que les deux facettes d'un même manque, l'un dans sa
dimension physiologique, l'autre dans sa dimension imaginaire. Ils activent les forces motrices
qui nous sortent du sommeil ou de la contemplation et nous poussent à agir,
notamment pour changer notre condition, tout au moins telle que nous la
percevons comme insatisfaisante ou limitée.
L'imaginaire
collectif des besoins
Or, le fantasme est culturel, c'est à dire que la part et la nature du fantasme que l'on introduit dans chaque besoin est directement liée à une expression sociale collective.
Chaque société construit un "enrobage"
fantasmatique autour des besoins qui deviennent alors des désirs socialement licites, ce que l'on pourrait appeler un imaginaire collectif des besoins, pour
lesquels une offre de produit ou de service va se développer (par exemple, au besoin de repos, on va associer le fantasme des vacances sur une plage au bout du monde, et des offres de voyages tout compris).
Mais la société va aussi définir, dans une sorte d'accord consensuel, un prix que chacun va devoir payer pour satisfaire un désir particulier. Si ce désir est considéré socialement comme licite, le prix à payer sera exprimé en argent ou en heures de travail. Si il est considéré comme illicite, il se paiera en temps de prison. Mais, dans les deux cas, il y aura bien aliénation de l'individu qui affectera une partie de son temps de vie (parfois très importante, il suffit d'imaginer l'équivalent en temps de travail de l'achat d'une habitation principale) pour le satisfaire.
Mais la société va aussi définir, dans une sorte d'accord consensuel, un prix que chacun va devoir payer pour satisfaire un désir particulier. Si ce désir est considéré socialement comme licite, le prix à payer sera exprimé en argent ou en heures de travail. Si il est considéré comme illicite, il se paiera en temps de prison. Mais, dans les deux cas, il y aura bien aliénation de l'individu qui affectera une partie de son temps de vie (parfois très importante, il suffit d'imaginer l'équivalent en temps de travail de l'achat d'une habitation principale) pour le satisfaire.
Il y a donc, avec la satisfaction des besoins, un double mouvement au sein de chaque être humain, un premier qui le définit et le libère par les manques qui le poussent à agir, un autre qui l’aliène dans la poursuite même de la satisfaction des besoins et des désirs nés de ces manques.
Les adeptes de la sobriété heureuse ont-ils alors raison de nous engager à réduire nos besoins et à limiter nos désirs? Cette réduction ira-t-elle vraiment de pair avec une libération? C'est ce que nous essaierons de voir dans le prochain et dernier article de cette série.
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